Inclusion par le sport : bilan, urgences jeunesse et nouveaux modèles. Entretien avec Jean-Philippe Acensi

Cofondateur de l’Agence pour l’Éducation par le Sport (APELS) en 1997, aux côtés de l’entraîneur des perchistes français Jean-Claude Perrin. Pionnier de l’insertion par le sport, Jean-Philippe Acensi vient de passer la main. Il dresse un bilan sans fard, alerte sur l’état de la jeunesse et propose une feuille de route pour changer d’échelle, en mobilisant entreprises, collectivités et Europe.

Vous « passez la main ». Qu’est-ce qui domine : la fierté ou l’impatience de voir la suite ?

Jean-Philippe Acensi — Les deux. Je suis fier d’avoir contribué à faire naître un mouvement, avec des milliers d’acteurs mobilisés et des jeunes accompagnés autour d’une idée désormais évidente : le sport est une grande école, peut-être la plus belle école de fraternité de France. C’est aussi une école d’apprentissage unique — confiance en soi, diversité, vivre-ensemble — mais aussi une école de joie, une dimension que l’on n’évalue pas, qui ne se chiffre pas, mais qui transforme des vies. Mais je suis aussi impatient de voir la suite de pouvoir apporter mon expérience aux structures et aux territoires.

Que retenez vous de toutes ces années ?

Jean-Philippe Acensi — À titre personnel, mes éducateurs ont changé mon existence. À 12 ans, je jouais dans une « équipe monde » avec des Algériens, des Africains, des Portugais, des Vietnamiens : c’était une école de la rencontre. Plus tard, à Colombes, en travaillant avec Jean-Claude Perrin, j’ai découvert un lieu où coexistaient grands champions et jeunes des quartiers. C’est là que ma vocation sociale et éducative a émergé.

Il y a eu aussi trente ans de compagnonnage avec Jean-Claude, et des rencontres déterminantes : Thierry Philip, Élisabeth Delorme, Jean-Louis Borloo… Le mentorat, sans qu’on le nomme ainsi, est au cœur du sport amateur : c’est une école de grands hommes et de grandes femmes.

Enfin, je suis un « bébé Jeunesse et Sports ». Les dispositifs de l’époque, l’écoute, la proximité, la connaissance fine des clubs… C’était une force immense pour la jeunesse. Cette architecture s’est malheureusement effilochée après 2007, sous l’effet de réformes qui ont technocratisé les politiques, multiplié les appels à projets, et fait disparaître l’humain. Cela a fragilisé tout l’écosystème.

Comment est venue cette idée de coach d’insertion par le sport qui est devenu un métier ?

Jean-Philippe Acensi — Oui, c’était mon obsession. Un secteur ne peut exister durablement sans métier structuré. Celui de coach d’insertion par le sport est pour moi l’un des plus essentiels aujourd’hui : accompagner les jeunes, transmettre des valeurs fortes, créer des passerelles vers l’emploi. Mon modèle, c’est l’École du Ski Français : l’exigence absolue sur la qualité des coachs.

Nous vivons une crise des vocations dans la jeunesse, l’animation, le sport, le social. Ce sont des métiers durs, magnifiques, essentiels, mais insuffisamment valorisés. Le sport peut être le fil rouge d’une reconquête éducative — à condition de renforcer la dimension métier.

L’exemple le plus fort est celui de Garges-lès-Gonesse : plus de 600 jeunes accompagnés par des coachs. Le maire, Benoît Jimenez, a compris comment relier sport, jeunesse et entreprise. Les résultats sont là. Le défi désormais, c’est le passage à l’échelle.

Quels jalons ont fait passer APELS d’une idée à une fabrique de l’insertion ?

Jean-Philippe Acensi — En 2015, après presque 20 ans d’engagement associatif, j’ai senti le mouvement et le secteur s’essouffler considérablement. Il fallait s’arrêter ou inventer autre chose. Je me suis investi dans des mouvements de l’ESS et suis devenu président de Bleu Blanc Zèbres durant le plan banlieue en 2018. Il me semblait naturel, après avoir fait naître un mouvement, d’agir concrètement en créant notre propre école d’insertion des jeunes.

Le hasard a fait que j’étais administrateur dans une banque et que j’ai demandé au dirigeant de l’époque de tester un modèle d’insertion des jeunes vers l’emploi à la Goutte-d’Or et sur Villeurbanne. L’exemple a été rapidement concluant en créant une nouvelle manière d’insérer les jeunes et de les accompagner. L’aventure s’est rapidement développée à Roubaix, à Marseille, aux Minguettes, à Chanteloup-les-Vignes…et durant 10 ans nous avons accompagné des milliers de jeunes vers l’emploi sur cette méthode, en créant en parallèle le premier métier d’insertion dans le sport. Nous étions les seuls à faire la démarche de A à Z avec des dispositifs de financement de France Travail.

Votre cible ce sont les jeunes. Quel regard portez vous sur la Jeunesse ?

Jean-Philippe Acensi — J’ai vu au cours de ces années de moins en moins d’acteurs qualifiés pour aller chercher les jeunes, leur redonner l’espoir. Durant le plan banlieue, j’ai bien ressenti que beaucoup de modèles étaient obsolètes et qu’il fallait tout revoir, y compris le travail des missions locales. On manque d’une grande ambition fédératrice pour la jeunesse de France. L’ancienne ministre des Sports, Amélie Oudéa-Castéra, a été l’une des seules à percevoir l’intérêt de faire évoluer les métiers de de pousser fortement les coachs d’insertion par le sport.  

Et il y a ce paradoxe : nous sommes sur le toit du monde sportif, en grande partie grâce à la jeunesse des quartiers. Pourquoi ne pas utiliser ce capital incroyable pour créer des passerelles vers l’entreprise ? Les centres de formation regorgent de talents. Et pourtant, le lien avec le monde économique ne se fait pas. C’est un gâchis monumental qui me rend dingue.

Vous dites que les modèles sont obsolètes. Mais alors, comment financer durablement les coachs d’insertion et l’inclusion par le sport ?

Jean-Philippe Acensi — Une grande idée doit s’imposer. On présente souvent le sujet comme un problème de moyens. Ce n’est pas vrai. En réalité, c’est un problème d’ingénierie. L’argent existe : formation professionnelle, entreprises, santé, Europe.

Le modèle qui fonctionne, c’est le mix : un tiers entreprise, un tiers politique de l’emploi, un tiers collectivité/Europe. Ce n’est pas théorique, on l’a démontré sur le terrain. Ce qui manque, ce sont les compétences pour structurer les clubs, parler aux DRH, mesurer l’impact. France Travail et les Clubs s’engagent et doivent jouer demain le rôle de tiers de confiance pour développer ces modèles économiques. Quand cette ingénierie existe, tout s’aligne. On ne parle plus de subventions, mais d’investissement social rentable.

Quelles bonnes pratiques généraliser ?

Jean-Philippe Acensi — Beaucoup de clubs innovent dans leur pratique aujourd’hui mais hélas personne ne parle des héros du quotidien ! Le travail du club de Montpellier sport culture loisirs présidé par Karim Bellahcene, avec l’animation de la base de loisirs autour du football, des échecs et du taekwondo, est assez exceptionnel : il allie le très haut niveau international, le social et l’éducatif, avec une cinquantaine de salariés

Au niveau fédéral, même si beaucoup de choses existes, le programme de la fédé de judo sur les 400 dojos solidaires est pour moi le plus important programme sociétal des 10 dernières années. Enfin, la dynamique créée à Garges-lès-Gonesse avec une équipe municipale est un modèle d’innovation qui peut se dupliquer partout en France. Je suis aussi très admiratif du travail de Sarah Ourahmoune sur la boxe et les femmes : son action fait des émules et sera sans doute un des grands programmes français des 10 prochaines années.

Comment alors faire en sorte de développer ces bonnes pratiques ?

Jean-Philippe Acensi — Je l’ai dit, on a une crise des vocations. Le travail réalisé en Hauts de France avec 135 BPM le Campus des métiers du sport est à signaler d’autant qu’une réflexion est en cours pour la création d’un GIP National métiers du sport. L’objet est de créer une grande filière autour de l’inclusion et de la santé, de fédérer des acteurs économiques et associatifs. Le Campus pourrait être porté par France Travail et le CNOSF, qui sont les deux acteurs clés, avec des personnes de grande qualité – et cela compte dans les grandes épopées.

Dans le cadre de ma mission, j’ai tout de suite identifié le travail du Campus comme majeur. Le travail déjà accompli par 135 BPM avec Maude Cauchetaux et ses équipes est colossal : elles sont en train de faire reconnaître le sport comme un espace éducatif nouveau au niveau européen. Il faut stabiliser cette structure en associant de nombreuses branches professionnelles comme celles de l’animation, de l’insertion, du social…

Pour développer les bonnes pratiques, c’est assez simple : il s’agit de rendre lisible, de faire évoluer et de coordonner ce qui existe déjà. Aujourd’hui, tout le monde travaille, mais chacun dans son couloir. Le GIP servirait de plateforme pour créer des filières nouvelles – insertion, santé, grands événements – avec des référentiels nationaux, des certifications adaptées, des financements européens et des sites pilotes régionaux. On voit déjà sur le terrain des éducateurs sportifs faire du social, de la santé, de la prévention. Mais ils ne sont ni reconnus, ni formés comme il faut, ni financés à la hauteur. Le GIP permet de professionnaliser ces parcours. C’est la condition pour passer de quelques pépites locales à une stratégie nationale. Et la jeunesse n’a pas le temps d’attendre qu’on se mette d’accord : c’est maintenant qu’il faut le faire.

Et quels financement pour ce GIP Métiers du sport ?

Jean-Philippe Acensi —Tout est à faire. Mais aujourd’hui, trop peu de financements européens sont captés par les acteurs du sport. C’est un enjeu très important dans cette phase d’économie. Il faudrait développer des consortiums puissants sur de grands projets collectifs pour aller chercher des fonds importants. C’est aussi un des rôles du GIP que de développer d’énormes projets puissants avec des acteurs divers et varié. Il faut retrouver de l’ambition, avec des initiatives fortes pour la jeunesse de France. Je pense que le territoire pertinent sur ces sujets est le département en lien avec les politiques sociales et insertion.

Pour conclure quels sont les principaux freins que vous identifiez encore aujourd’hui ?

Jean-Philippe Acensi — Il faut remettre du sens dans tous nos projets et de la joie. Moi qui ai été à l’école Perrin et Borloo, il faut être capable et avoir envie de réécrire une grande page du sport amateur, avec une nouvelle épopée et une équipe de France avec des femmes et des hommes de qualité, et ils sont très nombreux dans le sport mais pas assez au poste de responsabilité.

La place des femmes dans le sport me semble aussi un enjeu très important. Mon expérience personnelle au sein de l’APELS m’a démontré que les meilleurs éléments étaient souvent des femmes.
Le projet porté par Lénaïg Corson, la Rugby Girl Académie, mérite un soutien fort. Cette ancienne internationale a su créer un dispositif remarquable pour encourager les jeunes femmes à s’épanouir à travers le rugby, développer leur confiance, et accéder à un environnement sportif plus inclusif et ambitieux.

Et maintenant, votre agenda personnel pour 2026 ?

Je suis un homme de cause et l’humain a toujours été ma priorité. J’ai tellement aimé ces années au côté de la jeunesse. Dans mon carburant, il y a la fraternité, la joie du collectif. Je prépare tranquillement une nouvelle épopée autour de la jeunesse et je prends le temps de l’écoute et de la construction avec les élus, qui me passionnent, des fédérations qui vont s’engager et des entreprises qui sont aussi des lieux d’intégration puissants.

Pour l’heure, après 6 mois de travail acharné et passionnant, je finis ma mission avec l’équipe de France de l’inclusion où nous annoncerons des propositions fortes pour « notre plan pour la jeunesse par le sport » le 10 décembre prochain sur la péniche du petit bain à paris.

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Patrick Bayeux

Consultant, Enseignant chercheur, Docteur en sciences de gestion.

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