La digitalisation des clubs sportifs : un progrès ou une rupture avec la citoyenneté et le vivre ensemble ? par Patrick Bayeux
Depuis plusieurs décennies, la société a amorcé une transition vers la dématérialisation de ses services et prestations. D’abord perçue comme un gain de temps et d’efficacité, cette transformation numérique s’est étendue à tous les secteurs, y compris celui du sport. Licences dématérialisées, paiements en ligne, gestion des adhérents via des plateformes numériques , réservation des créneaux, … La digitalisation des clubs sportifs est aujourd’hui une réalité qui interroge sur ses conséquences profondes.
L’individu réduit à un simple numéro
L’une des premières conséquences est la transformation progressive de l’individu en un simple numéro dans une base de données. Avant l’inscription dans un club sportif passait par une rencontre physique avec un responsable, des échanges, une adhésion qui s’incarnait dans des liens humains et un engagement partagé. Aujourd’hui, tout peut se faire à distance : une inscription, un paiement, une attestation médicale envoyée en ligne, la consultation médicale elle même réalisée en visio. La relation humaine, le contact, le fameux vivre ensemble qui était au cœur du modèle associatif sportif, s’efface au profit d’une gestion purement administrative et dématérialisée. Pour conserver le lien, l’important est de ne pas perdre son « identifiant » et son code d’accès !!! On devient des ayants droits avec des droits mais sans devoirs.
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Une perte de conscience de l’engagement citoyen
Mais ce phénomène dépasse le seul cadre du sport. Il s’inscrit dans une tendance plus large où le citoyen est de plus en plus éloigné des réalités concrètes de son engagement dans la société. Lorsqu’un impôt est prélevé directement sur un compte bancaire, que les factures d’eau ou d’électricité sont réglées automatiquement, la perception de la contribution au bien commun devient abstraite. Ce qui était avant une démarche volontaire, impliquant une prise de conscience de sa participation à l’intérêt général, se transforme en une mécanique impersonnelle. Combien aujourd’hui de citoyens téléchargent leurs factures et en font une lecture détaillée pour comprendre combien va à la commune à l’intercommunalite au département à la région ? De la même manière, un adhérent d’un club sportif, lorsqu’il ne fait qu’interagir avec une plateforme numérique, perd la notion de son appartenance à une communauté, de sa contribution à un projet collectif. Sait-il seulement distinguer la part de sa contribution qui revient à la licence et celle qui relève de l’adhésion.
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Ce qui fait citoyenneté c’est l’acceptation des différences entre pratiquants, tout en partageant un même projet.. De l’inscription au club, à l’éducateur qui instruit jusqu’à l’acceptation des règles et du résultat, il y a un chemin citoyen que le digital ne pourra suppléer tant il faut savoir s’adapter à la diversité des attentes des citoyens/licenciés.
Être en capacité de comprendre et accepter le processus de décision dans sa fédération, dans son club, dans son équipe c’est rendre la compréhension de la vie publique possible malgré sa complexité. .
Un modèle associatif en péril face à la digitalisation ?
Or, le modèle sportif tel qu’il a été conçu il y a plusieurs décennies repose sur une logique inverse. Il s’appuie sur le collectif, l’engagement bénévole, la transmission des valeurs par l’échange et la rencontre le fameux vivre ensemble. La digitalisation, si elle est mal pensée, risque de dénaturer ce modèle en faisant des clubs des structures purement administratives où le lien social s’efface derrière l’efficacité technologique. Paradoxe ce sont aujourd’hui les opérateurs privés qui développent de vrais lieu de convivialité avec espace détente lounge restauration.
Un modèle fédéral qui se met dans le moule d’un prestataire de services
Les fédérations sont soumises elles aussi aux nécessités de faire des gains de productivité. La digitalisation, hormis son coût de maintenance qui n’est pas négligeable, fait gagner des emplois et vient ajouter à l’éloignement du licencié.
Avant on portait sa licence avec fierté dans son porte carte. Aujourd’hui grande facilité on peut , on doit l’imprimer soi-même. Que devient le sentiment d’appartenance à une discipline, à des instances, au respect de règles partagées. Dès lors tout devient interchangeable. En pratique, il ne reste que les prérogatives de puissance publique, bien éloignées des préoccupations du licencié-citoyen. Les outils sont là opérationnels, efficaces, aveugles. Demain des entreprises de sport mise en concurrence pourront-elles vendre des services et très accessoirement, si c’est profitable, du lien social dans le cadre d’un contrat de délégation avec l’Etat ?
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Un défi pour le club sportif : préserver le lien humain
Dès lors, une question fondamentale se pose : la digitalisation actuelle des services et des clubs sportifs est-elle compatible avec la citoyenneté, le vivre ensemble et l’intérêt général ? Peut-on continuer à parler de sport comme un vecteur d’intégration et de sociabilité si son organisation même tend à individualiser les pratiques et à distendre les liens humains ?
Il ne s’agit pas de rejeter en bloc le numérique, qui peut être un formidable outil de simplification et de gestion. Mais il est urgent de repenser la manière dont il est utilisé, afin qu’il ne rompe pas le lien entre l’individu et la communauté. C’est justement dans la démarche d’adhésion à un projet commun que l’on inscrit sa pratique sportive dans la durée et non dans l’achat d’un service que l’on pourra jeter.
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Les conséquences de la digitalisation dans le sport ne devraient pas être éloignées de celles que l’on constate dans d’autres domaines ; Individualisation, dépersonnalisation des relations, déculturation, perte des repères historiques, incompréhension des enjeux favorisants les tensions internes entre citoyens et consommateurs…
La digitalisation porte en elle une autre menace celle d’être le « cheval de Troie » de l’intelligence artificielle qui ne devrait faire qu’accélérer ce mouvement de déshumanisation et de désincarnation des activités sportives.
La digitalisation ne devrait être qu’un outil en charge des taches répétitives fastidieuses ou pénibles dans l’organisation d’une fédération ou d’un club sportif. Le meilleur moyen de se protéger ne serait-il pas de favoriser les moments de convivialité tout en mettant l’accent sur l’investissement des personnes.
La digitalisation doit rester un outil au service du projet collectif, et non devenir un filtre qui éloigne encore davantage le citoyen du sens de son engagement. A ces conditions la digitalisation pourra rester un outil au service de l’organisation et non un filtre opaque qui éloigne et distant le lien social.
Il est urgent d’en parler, des états généraux du sport #EGS2025 s’imposent
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